L'art de la guerre de Sunzi (Sun-Tse) 孙子兵法
Chapitre 11
Des neuf sortes de terrains
Sun-tse dit : Il y a neuf sortes de lieux qui peuvent être à l'avantage ou au détriment de l'une ou de l'autre armée.
1° Des lieux de division ou de dispersion.
2° Des lieux légers.
3° Des lieux qui peuvent être disputés.
4° Des lieux de réunion.
5° Des lieux pleins et unis.
6° Des lieux à plusieurs issues.
7° Des lieux graves et importants.
8° Des lieux gâtés ou détruits.
9° Des lieux de mort.
I. J'appelle lieux de division ou de dispersion ceux qui sont près des frontières dans nos possessions. Des troupes qui se tiendraient longtemps sans nécessité au voisinage de leurs foyers sont composées d'hommes qui ont plus d'envie de perpétuer leur race que de s'exposer à la mort. A la première nouvelle qui se répandra de l'approche des ennemis, ou de quelque prochaine bataille, chacun d'eux fera de tristes réflexions ; la facilité du retour en tentera plusieurs, ils succomberont, leur exemple ne sera que trop funeste pour la multitude. Ils auront d'abord des panégyristes, et ensuite des imitateurs : l'armée ne sera plus un seul même corps ; elle se divisera en plusieurs bandes, qui ne reconnaîtront chacune que les ordres particuliers de ceux qui les avaient d'abord conduites ; elles seront sourdes à la voix du général, bientôt elles l'abandonneront entièrement sous divers prétextes. Les plus constants, je veux dire ceux qui n'auront pas quitté encore le gros de l'armée, seront tous d'avis différent, ils seront sans cesse divisés ; le général ne sachant plus quel parti prendre, ni à quoi se déterminer, tout ce grand appareil militaire se dissipera et s'évanouira comme un nuage poussé par les vents.
II. J'appelle lieux légers ou de légèreté ceux qui sont près des frontières, mais sur les terres des ennemis. Ces sortes de lieux n'ont rien qui puisse fixer. On peut regarder sans cesse derrière soi, le retour étant trop aisé, il fait naître l'envie de l'entreprendre à la première occasion ; l'inconstance et le caprice trouvent infailliblement de quoi se contenter.
III. Les lieux qui sont à la bienséance des deux armées, où l'ennemi peut trouver son avantage aussi bien que nous pouvons trouver le nôtre, où l'on peut faire un campement dont la position, indépendamment de son utilité propre, peut nuire au parti opposé, traverser quelques-unes de ses vues ; ces sortes de lieux peuvent être disputés, ils doivent même l'être.
IV. Par les lieux de réunion, j'entends ceux où nous ne pouvons guère manquer de nous rendre, dans lesquels l'ennemi ne saurait presque manquer de se rendre aussi, ceux encore où l'ennemi, aussi à portée de ses frontières que vous l'êtes des vôtres, trouverait, ainsi que vous, sa sûreté en cas de malheur, ou les occasions de suivre sa bonne fortune, s'il avait d'abord du dessus.
V. Les lieux que j'appelle simplement lieux pleins et unis, sont ceux qui, étant larges et spacieux, peuvent suffire également pour le campement des deux armées, mais où il n'est pas à propos, pour d'autres raisons, que vous livriez un combat général, à moins que la nécessité ne vous y contraigne ou que vous n'y soyez forcé par l'ennemi, qui ne vous laisserait aucun moyen de pouvoir l'éviter.
VI. Les lieux à plusieurs issues dont je veux parler ici, sont ceux en particulier qui peuvent faciliter les différents secours, et par où les princes voisins peuvent aider celui des deux partis qu'il leur plaira de favoriser.
VII. Les lieux que je nomme graves et importants, sont ceux qui, placés dans les États ennemis, présentent de tous côtés des villes, des forteresses, des montagnes, des défilés, des eaux, des ponts à passer, des campagnes arides à traverser, ou telle autre chose de cette nature.
VIII. Les lieux où tout serait à l'étroit, où une partie de l'armée ne serait pas à portée de voir l'autre ni de la secourir, où il y aurait des lacs, des marais, des torrents, ou quelque mauvaise rivière, où l'on ne saurait marcher qu'avec de grandes fatigues et beaucoup d'embarras, où l'on ne pourrait aller que par pelotons, sont ceux que j'appelle gâtés ou détruits.
IX. Enfin par des lieux de mort, j'entends tous ceux où l'on se trouve tellement réduit, que, quelque parti que l'on prenne, on est toujours en danger ; j'entends des lieux dans lesquels, si l'on combat, on court évidemment risque d'être battu, dans lesquels, si l'on reste tranquille, on se voit sur le point de périr de faim, de misère ou de maladie ; des lieux en un mot, où l'on ne saurait rester et d'où l'on ne peut sortir que très difficilement.
Telles sont les neuf sortes de terrains dont j'avais à vous parler ; apprenez à les connaître, pour vous en défier, ou pour en tirer parti.
Lorsque vous ne serez encore que dans des lieux de division, contenez bien vos troupes ; mais surtout ne livrez jamais de bataille, quelque favorables que les circonstances puissent vous paraître. La vue de la patrie et la facilité du retour occasionneraient bien des lâchetés : bientôt les campagnes seraient couvertes de fuyards.
Si vous êtes dans des lieux légers, n'y établissez point votre camp ; votre armée ne s'étant point encore saisie d'aucune ville, d'aucune forteresse ni d'aucun poste important dans les possessions des ennemis, n'ayant derrière soi aucune digue qui puisse l'arrêter, voyant des difficultés, des peines et des embarras pour aller plus avant, il n'est pas douteux qu'elle ne soit tentée de préférer ce qui lui paraît le plus aisé à ce qui lui semblera difficile et plein de dangers.
Si vous avez reconnu de ces sortes de lieux qui vous paraissent devoir être disputés, commencez, par vous en emparer : ne donnez pas à l'ennemi le temps de se reconnaître, employez toute votre diligence, faites tous vos efforts pour vous en mettre dans une entière possession ; mais ne livrez point de combat pour en chasser l'ennemi. S'il vous a prévenu, usez de finesse pour l'en déloger ; mais si vous y êtes une fois n'en délogez pas.
Pour ce qui est des lieux de réunion, tâchez de vous y rendre avant l'ennemi ; faites en sorte que vous ayez une communication libre de tous les cotés ; que vos chevaux, vos chariots et tout votre bagage puissent aller et venir sans danger ; n'oubliez rien de tout ce qui est en votre pouvoir pour vous assurer de la bonne volonté des peuples voisins, recherchez-la, demandez-la, achetez-la, obtenez-la à quelque prix que ce soit, elle vous est nécessaire ; et ce n'est guère que par ce moyen que votre armée peut avoir tout ce dont elle aura besoin. Si tout abonde de votre côté, il y a grande apparence que la disette régnera du côté de l'ennemi.
Dans les lieux pleins et unis étendez-vous à l'aise, donnez-vous du large, faites des retranchements pour vous mettra à couvert de toute surprise, et attendez tranquillement que le temps et les circonstances vous ouvrent les voies pour faire quelque grande action.
Si vous êtes à portée de ces sortes de lieux qui ont plusieurs issues, où l'on peut se rendre par plusieurs chemins, commencez par les bien connaître ; que rien n'échappe à vos recherches ; emparez-vous de toutes les avenues, n'en négligez aucune, quelque peu importante qu'elle vous paraisse, et gardez-les toutes très soigneusement.
Si vous vous trouvez dans des lieux graves et importants, rendez-vous maître de tout ce qui vous environne, ne laissez rien derrière vous, le plus petit poste doit être emporté ; sans cette précaution vous courriez risque de manquer des vivres nécessaires à l'entretien de votre armée, ou de vous voir l'ennemi sur les bras lorsque vous y penseriez le moins, et d'être attaqué par plusieurs côtés à la fois.
Si vous êtes dans des lieux gâtés ou détruits, n'allez pas plus avant, retournez sur vos pas, fuyez le plus promptement qu'il vous sera possible.
Si vous êtes dans des lieux de mort, n'hésitez point à combattre, allez droit à l'ennemi, le plus tôt est le meilleur.
Telle est la conduite que tenaient nos anciens guerriers. Ces grands hommes, habiles et expérimentés dans leur art, avaient pour principe que la manière d'attaquer et de se défendre ne devait pas être invariablement la même, qu'elle devait être prise de la nature du terrain que l'on occupait, et de la position où l'on se trouvait : ils disaient encore que la tête et la queue d'une armée ne devaient pas être commandées de la même façon ; que la multitude et le petit nombre ne pouvaient pas être longtemps d'accord ; que les forts et les faibles, lorsqu'ils étaient ensemble, ne tardaient guère à se désunir ; que les hauts et les bas ne pouvaient être également utiles ; que les troupes étroitement unies pouvaient aisément se diviser mais que celles qui étaient une fois divisées ne se réunissaient que très difficilement ; ils répétaient sans cesse qu'une armée ne devait jamais se mettre en mouvement qu'elle ne fût sûre de se tenir tranquille et garder le camp.
Pour rassembler sous un même point de vue la plupart des choses qui ont été dites dans ce dernier article et dans ceux qui l'ont précédé, je vous dirai que toute votre conduite militaire doit être réglée suivant les circonstances ; que vous devez attaquer ou vous défendre selon que le théâtre de la guerre sera chez vous ou chez l'ennemi.
Si la guerre se fait dans votre propre pays si, l'ennemi, sans vous avoir donné le temps de faire tous vos préparatifs, vient avec toutes ses forces pour l'envahir ou le démembrer, ou y faire des dégâts, ramassez promptement le plus de troupes que vous pourrez, envoyez demander du secours chez les voisins et chez les alliés, emparez-vous des lieux qui peuvent être utiles à l'ennemi, qui sont le plus à sa bienséance, ou sur lesquels vous jugiez qu'il ait des vues, mettez-les en état de défense, ne fût-ce que pour l'amuser et pour vous donner le temps de faire les autres préparatifs ; mettez une partie de vos soins à empêcher que l'armée ennemie ne puisse recevoir des vivres, barrez-lui tous les chemins, ou du moins faites qu'elle n'en puisse trouver aucun sans embuscades, ou sans qu'elle soit obligée de l'emporter de vive force. Les villageois, les gens de la campagne peuvent en cela vous être d'un grand secours et vous servir beaucoup plus utilement que ne feraient des troupes réglées : faites-leur entendre seulement qu'ils doivent empêcher que d'injustes ravisseurs ne viennent s'emparer de toutes leurs possessions et ne leur enlèvent leurs pères, leurs mères, leurs femmes et leurs enfants. Ne vous tenez pas seulement sur la défensive, envoyez des partis pour enlever des convois, harcelez, fatiguez, attaquez tantôt d'un côté, tantôt de l'autre ; forcez votre injuste agresseur à se repentir de sa témérité ; contraignez-le de retourner sur ses pas n'emportant pour tout butin que la honte de n'avoir pu vous endommager.
Si vous faites la guerre dans le pays ennemi, ne divisez vos troupes que très rarement, ou mieux encore, ne les divisez jamais ; qu'elles soient toujours réunies et en état de se secourir mutuellement ; ayez soin qu'elles ne soient jamais que dans des lieux fertiles et abondants. Si elles venaient à souffrir de la faim, la misère et les maladies feraient bientôt plus de ravage parmi elles que ne pourrait faire dans plusieurs années le fer de l'ennemi. Procurez-vous pacifiquement tous les secours dont vous aurez besoin ; n'employez la force que lorsque les autres voies auront été inutiles ; faites en sorte que les habitants des villages et de la campagne puissent trouver leurs intérêts à venir d'eux-mêmes vous offrir leurs denrées ; mais, je le répète, que vos troupes ne soient jamais divisées. Tout le reste étant égal, on est plus fort de moitié lorsqu'on combat chez soi. Si vous combattez chez l'ennemi, ayez égard à cette maxime, surtout si vous êtes un peu avant dans ses États : conduisez alors votre armée entière ; faites toutes vos opérations militaires dans le plus grand secret, je veux dire qu'il faut empêcher qu'aucun ne puisse pénétrer vos desseins : il suffit qu'on sache ce que vous voulez faire quand le temps de l'exécuter sera arrivé.
Il peut arriver que vous soyez réduit quelquefois à ne savoir où aller, ni de quel côté vous tourner ; dans ce cas ne précipitez rien, attendez tout du temps et des circonstances, soyez inébranlable dans le lieu où vous êtes. Il peut arriver encore que vous vous trouviez engagé mal à propos ; gardez-vous bien alors de prendre une honteuse fuite, elle causerait votre perte ; périssez plutôt que de reculer, vous périrez au moins glorieusement ; cependant faites bonne contenance. Votre armée accoutumée à ignorer vos desseins, ignorera pareillement le péril qui la menace ; elle croira que vous avez eu vos raisons, et combattra avec autant d'ordre et de valeur que si vous l'aviez disposée depuis longtemps à la bataille. Si dans ces sortes d'occasions vous n'avez pas du dessous, vos soldats redoubleront de force, de courage et de valeur, votre réputation deviendra très brillante, et votre armée se croira invincible sous un chef tel que vous.
Quelque critiques que puissent être la situation et les circonstances où vous vous trouvez, ne désespérez de rien ; c'est dans les occasions où tout est à craindre, qu'il ne faut rien craindre ; c'est lorsqu'on est environné de tous les dangers, qu'il n'en faut redouter aucun ; c'est lorsqu'on est sans aucune ressource, qu'il faut compter sur toutes ; c'est lorsqu'on est surpris, qu'il faut surprendre l'ennemi lui-même. Instruisez tellement vos troupes qu'elles puissent se trouver prêtes sans préparatifs, qu'elles trouvent de grands avantages là où elles n'en ont cherché aucun, que sans aucun ordre particulier de votre part elles soient toujours dans l'ordre, que sans défense expresse elles s'interdisent d'elles-mêmes tout ce qui est contre la discipline.
Veillez en particulier avec une extrême attention à ce qu'on ne sème pas de faux bruits, coupez racine aux plaintes, aux murmures, ne permettez pas qu'on tire des augures sinistres de tout ce qui peut arriver d'extraordinaire ; aimez vos troupes, procurez-leur tous les secours, tous les avantages, toutes les commodités dont elles peuvent avoir besoin. Si elles essuient de rudes fatigues, ce n'est pas qu'elles s'y plaisent ; si elles endurent la faim, ce n'est pas qu'elles ne se soucient pas de manger ; si elles s'exposent à la mort, ce n'est point qu'elles n'aiment pas la vie. Faites en vous-même de sérieuses réflexions sur tout cela.
Lorsque vous aurez tout disposé dans votre armée et que tous vos ordres auront été donnés, s'il arrive que vos troupes nonchalamment assises donnent des marques de douleur, si elles vont jusqu'à verser des larmes, tirez-les promptement de cet état d'assoupissement et de léthargie, donnez-leur des festins, faites-leur entendre le bruit du tambour et des autres instruments militaires, exercez-les, faites-leur faire des évolutions, faites leur changer de place, menez-les même dans des lieux un peu difficiles où elles aient à travailler et à souffrir. Imitez la conduite de Tchouan tchou et de Tsao-kouei, vous changerez le cœur de vos soldats, vous les accoutumerez au travail, ils s'endurciront, rien ne leur coûtera dans la suite. Les quadrupèdes regimbent quand on les charge trop, ils deviennent inutiles quand ils sont forcés. Les oiseaux au contraire veulent être forcés pour être d'un bon usage. Les hommes tiennent un milieu entre les uns et les autres, il faut les charger, mais non pas jusqu'à les accabler ; il faut même les forcer, mais avec discrétion et mesure.
Si vous voulez tirer un bon parti de votre armée, si vous voulez qu'elle soit invincible, faites qu'elle ressemble au Chouai-jen. Le Chouai-jen est une espèce de gros serpent qui se trouve dans la montagne de Tchang-chan. Si l'on frappe sur la tête de ce serpent, à l'instant sa queue va au secours, et se recourbe jusqu'à la tête : qu'on le frappe sur la queue, la tête s'y trouve dans le moment pour la défendre : qu'on le frappe sur le milieu ou sur quelque autre partie de son corps, sa tête et sa queue s'y trouvent d'abord réunies. Mais cela peut-il être pratiqué par une armée, dira peut-être quelqu'un ? Oui, cela se peut ; cela se doit, il le faut.
Quelques soldats du royaume de Ou se trouvèrent un jour à passer une rivière en même temps que d'autres soldats du royaume de Yue la passaient aussi ; un vent impétueux souffla, les barques furent renversées et les hommes seraient tous péris, s'ils ne se fussent aidés mutuellement : ils ne pensèrent pas alors qu'ils étaient ennemis, ils se rendirent au contraire tous les offices qu'on pouvait attendre d'une amitié tendre et sincère. Je vous rappelle ce trait d'histoire pour vous faire entendre que non seulement les différents corps de votre armée doivent se secourir mutuellement, mais encore qu'il faut que vous secouriez vos alliés, que vous donniez même du secours aux peuples vaincus qui en ont besoin ; car s'ils vous sont soumis, c'est qu'ils n'ont pu faire autrement ; si leur souverain vous a déclaré la guerre, ce n'est pas leur faute. Rendez-leur des services, ils auront leur tour pour vous en rendre aussi.
En quelque pays que vous soyez, quel que soit le lieu que vous occupiez, si dans votre armée il y a des étrangers, ou si, parmi les peuples vaincus, vous avez choisi des soldats pour grossir le nombre de vos troupes, ne souffrez jamais que dans les corps qu'ils composent, ils soient ou les plus forts, ou en plus grand nombre que vos propres gens. Quand on attache plusieurs chevaux à un même pieu, on se garde bien de mettre ceux qui sont indomptés, ou tous ensemble, ou avec d'autres en moindre nombre qu'eux, ils mettraient tout en désordre ; mais lorsqu'ils sont domptés, ils suivent aisément la multitude.
Dans quelque position que vous puissiez être, si votre armée est inférieure à celle des ennemis, votre seule conduite, si elle est bonne, peut la rendre victorieuse. A quoi vous servirait d'être placé avantageusement, si vous ne saviez pas tirer parti de votre position ? A quoi servent la bravoure sans la prudence, la valeur sans la ruse ? Un bon général tire parti de tout, il n'est en état de tirer parti de tout que parce qu'il fait toutes ses opérations avec le plus grand secret, qu'il sait conserver son sang froid, qu'il gouverne avec droiture, de telle sorte néanmoins que son armée a sans cesse les oreilles trompées et les yeux fascinés : il fait si bien que ses troupes ne savent jamais ce qu'elles doivent faire, ni ce qu'on doit leur commander. Si les événements changent, il change de conduite ; si ses méthodes, ses systèmes ont des inconvénients, il les corrige toutes les fois qu'il le veut, et comme il le veut. Si ses propres gens ignorent ses desseins, comment les ennemis pourraient-ils les pénétrer ?
Un habile général sait d'avance tout ce qu'il doit faire ; tout autre que lui doit l'ignorer absolument. Telle était la pratique de ceux de nos anciens guerriers qui se sont le plus distingués dans l'art sublime du gouvernement. Voulaient-ils prendre une ville d'assaut, ils n'en parlaient que lorsqu'ils étaient aux pieds des murs. Ils montaient les premiers, tout le monde les suivait ; et lorsqu'on était logé sur la muraille, ils faisaient rompre toutes les échelles. Étaient-ils bien avant dans les terres des alliés, ils redoublaient d'attention et de secret. Partout ils conduisaient leurs armées comme un berger conduit un troupeau ; ils les faisaient aller où bon leur semblait ; ils les faisaient revenir sur leurs pas, ils les faisaient retourner, tout cela sans murmure, sans résistance de la part d'un seul.
La principale science d'un général consiste à bien connaître les neuf sortes de terrains, afin de pouvoir faire à propos les neuf changements. Elle consiste à savoir étendre et replier ses troupes suivant les lieux et les circonstances, à travailler efficacement à cacher ses propres intentions et à découvrir celles de l'ennemi, à avoir pour maxime certaine que les troupes sont très unies entr'elles, lorsqu'elles sont bien avant dans les terres des ennemis ; qu'elles se divisent au contraire et se dispersent très aisément, lorsqu'on ne se tient qu'aux frontières ; qu'elles ont déjà la moitié de la victoire, lorsqu'elles se sont emparées de tous les allants et les aboutissants, tant de l'endroit où elles doivent camper que des environs du camp de l'ennemi ; que c'est un commencement de succès que d'avoir pu camper dans un terrain vaste, spacieux, et ouvert de tous les côtés ; mais que c'est presque avoir vaincu, lorsqu'étant dans les possessions ennemies, elles se sont emparées de tous les petits postes, de tous les chemins, de tous les villages qui sont au loin des quatre côtés, et que par leurs bonnes manières, elles ont gagné l'affection de ceux qu'elles veulent vaincre, ou qu'elles ont déjà vaincus.
Instruit par l'expérience et par mes propres réflexions, j'ai tâché, lorsque je commandais les armées, de réduire en pratique tout ce que je vous rappelle ici. Quand j'étais dans des lieux de division, je travaillais à l'union des cœurs et à l'uniformité des sentiments : lorsque j'étais dans des lieux légers, je rassemblais mon monde, et je l'occupais utilement ; lorsqu'il s'agissait des lieux qu'on peut disputer, je m'en emparais le premier, quand je le pouvais ; si l'ennemi m'avait prévenu, j'allais après lui, j'usais d'artifices pour l'en déloger ; lorsqu'il était question des lieux de réunion, j'observais tout avec une extrême diligence, et je voyais venir l'ennemi ; dans un terrain plein et uni, je m'étendais à l'aise et j'empêchais l'ennemi de s'étendre ; dans des lieux à plusieurs issues, quand il m'était impossible de les occuper tous, j'étais sur mes gardes, j'observais l'ennemi de près, je ne le perdais pas de vue ; dans des lieux graves et importants, je nourrissais bien le soldat, je l'accablais de caresses ; dans des lieux gâtés ou détruits, je tâchais de me tirer d'embarras, tantôt en faisant des détours et tantôt en remplissant les vides ; enfin dans des lieux de mort, je faisais voir à l'ennemi que je ne cherchais pas à vivre. Les troupes bien disciplinées ne se laissent jamais envelopper ; elles redoublent d'efforts dans les extrémités, elles affrontent les dangers sans crainte, elles se défendent avec vigueur, elles poursuivent l'ennemi sans désordre. Si celles que vous commandez ne sont pas telles, c'est votre faute ; vous ne méritez pas d'être à leur tête.
Si vous ne savez pas en quel nombre sont les ennemis contre lesquels vous devez combattre, si vous ne connaissez pas leur fort et leur faible, vous ne ferez jamais les préparatifs ni les dispositions nécessaires pour la conduite de votre armée ; vous ne méritez pas de commander.
Si vous ignorez où il y a des montagnes et des collines, des lieux secs ou humides, des lieux escarpés ou pleins de défilés, des lieux marécageux ou pleins de périls, vous ne sauriez donner des ordres convenables, vous ne sauriez conduire votre armée ; vous êtes indigne de commander.
Si vous ne connaissez pas tous les chemins, si vous n'avez pas soin de vous munir de guides sûrs et fidèles pour vous conduire par les routes que vous ignorerez, vous ne parviendrez pas au terme que vous vous proposez, vous serez dupe des ennemis ; vous ne méritez pas de commander.
Si vous ne savez pas combiner quatre et cinq tout à la fois, vos troupes ne sauraient aller de pair avec celles des pa et des ouang. ' o
Lorsque les pa et les ouang avaient à faire la guerre contre quelque grand prince, ils s'unissaient entr'eux, ils tâchaient de troubler tout l'univers, ils mettaient dans leur parti le plus de monde qu'il leur était possible, ils recherchaient surtout l'amitié de leurs voisins, ils l'achetaient même bien cher, s'il le fallait : ils ne donnaient pas à l'ennemi le temps de se reconnaître, encore moins celui d'avoir recours à ses alliés et de rassembler toutes ses forces, ils l'attaquaient lorsqu'il n'était pas encore en état de défense ; aussi, s'ils faisaient le siège d'une ville, ils s'en rendaient maîtres à coup sûr. S'ils voulaient conquérir une province, elle était à eux ; quelque grands avantages qu'ils se fussent d'abord procurés, ils ne s'endormaient pas, ils ne laissaient jamais leur armée s'amollir par l'oisiveté ou la débauche, ils entretenaient une exacte discipline, ils punissaient sévèrement, quand les cas l'exigeaient, ils donnaient libéralement des récompenses, lorsque les occasions le demandaient. Outre les lois ordinaires de la guerre, ils en faisaient de particulières, suivant les circonstances des temps et des lieux. Voulez-vous réussir ? prenez pour modèle de votre conduite celle que je viens de vous tracer ; regardez votre armée comme un seul homme que vous seriez chargé de conduire, ne lui motivez jamais votre manière d'agir ; faites-lui savoir exactement tous vos avantages, mais cachez-lui avec grand soin jusqu'à la moindre de vos pertes ; faites toutes vos démarches dans le plus grand secret ; éclairez toutes celles de l'ennemi, ne manquez pas de prendre les mesures les plus efficaces pour pouvoir vous assurer de la personne de leur général ; tâchez de l'avoir vif ou mort ; ne divisez jamais vos forces ; ne vous laissez jamais abattre à la vue d'un danger, quelque grand qu'il puisse être ; soyez vainqueur, ou mourez glorieusement.
Dès que votre armée sera hors des frontières, faites en fermer les avenues, déchirez la partie du sceau qui est entre vos mains, ne souffrez pas qu'on écrive ou qu'on reçoive des nouvelles ; assemblez votre conseil dans le lieu destiné à honorer les ancêtres, et là, en présence de tout le monde, protestez-leur que vous êtes disposé à ne rien faire dont la honte puisse rejaillir sur eux ; après cela allez à l'ennemi.
Avant que la campagne soit commencée, soyez comme une jeune fille qui ne sort pas de la maison ; elle s'occupe des affaires du ménage, elle a soin de tout préparer, elle voit tout, elle entend tout, elle fait tout, elle ne se mêle d'aucune affaire en apparence. La campagne une fois commencée, vous devez avoir la promptitude d'un lièvre qui, se trouvant poursuivi par des chasseurs, tâcherait, par mille détours, de trouver enfin son gîte, pour s'y réfugier en sureté.