L'art de la guerre de Sunzi (Sun-Tse) 孙子兵法

Chapitre 11

中文

九地第十一

孙子曰:用兵之法,有散地,有轻地,有争地,有交地,有衢地,有重地,有泛地,有围地,有死地。诸侯自战其地者,为散地;入人之地不深者,为轻地;我得亦利,彼得亦利者,为争地;我可以往,彼可以来者,为交地;诸侯之地三属,先至而得天下众者,为衢地;入人之地深,背城邑多者,为重地;山林、险阻、沮泽,凡难行之道者,为泛地;所由入者隘,所从归者迂,彼寡可以击吾之众者,为围地;疾战则存,不疾战则亡者,为死地。是故散地则无战,轻地则无止,争地则无攻,交地则无绝,衢地则合交,重地则掠,泛地则行,围地则谋,死地则战。
古之善用兵者,能使敌人前后不相及,众寡不相恃,贵贱不相救,上下不相收,卒离而不集,兵合而不齐。合于利而动,不合于利而止。敢问敌众而整将来,待之若何曰:先夺其所爱则听矣。兵之情主速,乘人之不及。由不虞之道,攻其所不戒也。
凡为客之道,深入则专。主人不克,掠于饶野,三军足食。谨养而勿劳,并气积力,运兵计谋,为不可测。投之无所往,死且不北。死焉不得,士人尽力。兵士甚陷则不惧,无所往则固,深入则拘,不得已则斗。是故其兵不修而戒,不求而得,不约而亲,不令而信,禁祥去疑,至死无所之。吾士无余财,非恶货也;无余命,非恶寿也。令发之日,士卒坐者涕沾襟,偃卧者涕交颐,投之无所往,诸刿之勇也。
故善用兵者,譬如率然。率然者,常山之蛇也。击其首则尾至,击其尾则首至,击其中则首尾俱至。敢问兵可使如率然乎?曰可。夫吴人与越人相恶也,当其同舟而济而遇风,其相救也如左右手。是故方马埋轮,未足恃也;齐勇如一,政之道也;刚柔皆得,地之理也。故善用兵者,携手若使一人,不得已也。
将军之事,静以幽,正以治,能愚士卒之耳目,使之无知;易其事,革其谋,使人无识;易其居,迂其途,使民不得虑。帅与之期,如登高而去其梯;帅与之深入诸侯之地,而发其机。若驱群羊,驱而往,驱而来,莫知所之。聚三军之众,投之于险,此谓将军之事也。九地之变,屈伸之力,人情之理,不可不察也。
凡为客之道,深则专,浅则散。去国越境而师者,绝地也;四彻者,衢地也;入深者,重地也;入浅者,轻地也;背固前隘者,围地也;无所往者,死地也。是故散地吾将一其志,轻地吾将使之属,争地吾将趋其后,交地吾将谨其守,交地吾将固其结,衢地吾将谨其恃,重地吾将继其食,泛地吾将进其途,围地吾将塞其阙,死地吾将示之以不活。故兵之情:围则御,不得已则斗,过则从。
是故不知诸侯之谋者,不能预交;不知山林、险阻、沮泽之形者,不能行军;不用乡导,不能得地利。四五者,一不知,非霸王之兵也。夫霸王之兵,伐大国,则其众不得聚;威加于敌,则其交不得合。是故不争天下之交,不养天下之权,信己之私,威加于敌,则其城可拔,其国可隳。施无法之赏,悬无政之令。犯三军之众,若使一人。犯之以事,勿告以言;犯之以害,勿告以利。投之亡地然后存,陷之死地然后生。夫众陷于害,然后能为胜败。故为兵之事,在顺详敌之意,并敌一向,千里杀将,是谓巧能成事。
是故政举之日,夷关折符,无通其使,厉于廊庙之上,以诛其事。敌人开阖,必亟入之,先其所爱,微与之期,践墨随敌,以决战事。是故始如处女,敌人开户;后如脱兔,敌不及拒。

Des neuf sortes de terrains

Sun-tse dit : Il y a neuf sortes de lieux qui peuvent être à l'avantage ou au détriment de l'une ou de l'autre armée.
1° Des lieux de division ou de dispersion.
2° Des lieux légers.
3° Des lieux qui peuvent être disputés.
4° Des lieux de réunion.
5° Des lieux pleins et unis.
6° Des lieux à plusieurs issues.
7° Des lieux graves et importants.
8° Des lieux gâtés ou détruits.
9° Des lieux de mort.

I. J'appelle lieux de division ou de dispersion ceux qui sont près des frontières dans nos possessions. Des troupes qui se tiendraient longtemps sans nécessité au voisinage de leurs foyers sont composées d'hommes qui ont plus d'envie de perpétuer leur race que de s'exposer à la mort. A la première nouvelle qui se répandra de l'approche des ennemis, ou de quelque prochaine bataille, chacun d'eux fera de tristes réflexions ; la facilité du retour en tentera plusieurs, ils succomberont, leur exemple ne sera que trop funeste pour la multitude. Ils auront d'abord des panégyristes, et ensuite des imitateurs : l'armée ne sera plus un seul même corps ; elle se divisera en plusieurs bandes, qui ne reconnaîtront chacune que les ordres particuliers de ceux qui les avaient d'abord conduites ; elles seront sourdes à la voix du général, bientôt elles l'abandonneront entièrement sous divers prétextes. Les plus constants, je veux dire ceux qui n'auront pas quitté encore le gros de l'armée, seront tous d'avis différent, ils seront sans cesse divisés ; le général ne sachant plus quel parti prendre, ni à quoi se déterminer, tout ce grand appareil militaire se dissipera et s'évanouira comme un nuage poussé par les vents.

II. J'appelle lieux légers ou de légèreté ceux qui sont près des frontières, mais sur les terres des ennemis. Ces sortes de lieux n'ont rien qui puisse fixer. On peut regarder sans cesse derrière soi, le retour étant trop aisé, il fait naître l'envie de l'entreprendre à la première occasion ; l'inconstance et le caprice trouvent infailliblement de quoi se contenter.

III. Les lieux qui sont à la bienséance des deux armées, où l'ennemi peut trouver son avantage aussi bien que nous pouvons trouver le nôtre, où l'on peut faire un campement dont la position, indépendamment de son utilité propre, peut nuire au parti opposé, traverser quelques-unes de ses vues ; ces sortes de lieux peuvent être disputés, ils doivent même l'être.

IV. Par les lieux de réunion, j'entends ceux où nous ne pouvons guère manquer de nous rendre, dans lesquels l'ennemi ne saurait presque manquer de se rendre aussi, ceux encore où l'ennemi, aussi à portée de ses frontières que vous l'êtes des vôtres, trouverait, ainsi que vous, sa sûreté en cas de malheur, ou les occasions de suivre sa bonne fortune, s'il avait d'abord du dessus.

V. Les lieux que j'appelle simplement lieux pleins et unis, sont ceux qui, étant larges et spacieux, peuvent suffire également pour le campement des deux armées, mais où il n'est pas à propos, pour d'autres raisons, que vous livriez un combat général, à moins que la nécessité ne vous y contraigne ou que vous n'y soyez forcé par l'ennemi, qui ne vous laisserait aucun moyen de pouvoir l'éviter.

VI. Les lieux à plusieurs issues dont je veux parler ici, sont ceux en particulier qui peuvent faciliter les différents secours, et par où les princes voisins peuvent aider celui des deux partis qu'il leur plaira de favoriser.

VII. Les lieux que je nomme graves et importants, sont ceux qui, placés dans les États ennemis, présentent de tous côtés des villes, des forteresses, des montagnes, des défilés, des eaux, des ponts à passer, des campagnes arides à traverser, ou telle autre chose de cette nature.

VIII. Les lieux où tout serait à l'étroit, où une partie de l'armée ne serait pas à portée de voir l'autre ni de la secourir, où il y aurait des lacs, des marais, des torrents, ou quelque mauvaise rivière, où l'on ne saurait marcher qu'avec de grandes fatigues et beaucoup d'embarras, où l'on ne pourrait aller que par pelotons, sont ceux que j'appelle gâtés ou détruits.

IX. Enfin par des lieux de mort, j'entends tous ceux où l'on se trouve tellement réduit, que, quelque parti que l'on prenne, on est toujours en danger ; j'entends des lieux dans lesquels, si l'on combat, on court évidemment risque d'être battu, dans lesquels, si l'on reste tranquille, on se voit sur le point de périr de faim, de misère ou de maladie ; des lieux en un mot, où l'on ne saurait rester et d'où l'on ne peut sortir que très difficilement.

Telles sont les neuf sortes de terrains dont j'avais à vous parler ; apprenez à les connaître, pour vous en défier, ou pour en tirer parti.

Lorsque vous ne serez encore que dans des lieux de division, contenez bien vos troupes ; mais surtout ne livrez jamais de bataille, quelque favorables que les circonstances puissent vous paraître. La vue de la patrie et la facilité du retour occasionneraient bien des lâchetés : bientôt les campagnes seraient couvertes de fuyards.

Si vous êtes dans des lieux légers, n'y établissez point votre camp ; votre armée ne s'étant point encore saisie d'aucune ville, d'aucune forteresse ni d'aucun poste important dans les possessions des ennemis, n'ayant derrière soi aucune digue qui puisse l'arrêter, voyant des difficultés, des peines et des embarras pour aller plus avant, il n'est pas douteux qu'elle ne soit tentée de préférer ce qui lui paraît le plus aisé à ce qui lui semblera difficile et plein de dangers.

Si vous avez reconnu de ces sortes de lieux qui vous paraissent devoir être disputés, commencez, par vous en emparer : ne donnez pas à l'ennemi le temps de se reconnaître, employez toute votre diligence, faites tous vos efforts pour vous en mettre dans une entière possession ; mais ne livrez point de combat pour en chasser l'ennemi. S'il vous a prévenu, usez de finesse pour l'en déloger ; mais si vous y êtes une fois n'en délogez pas.

Pour ce qui est des lieux de réunion, tâchez de vous y rendre avant l'ennemi ; faites en sorte que vous ayez une communication libre de tous les cotés ; que vos chevaux, vos chariots et tout votre bagage puissent aller et venir sans danger ; n'oubliez rien de tout ce qui est en votre pouvoir pour vous assurer de la bonne volonté des peuples voisins, recherchez-la, demandez-la, achetez-la, obtenez-la à quelque prix que ce soit, elle vous est nécessaire ; et ce n'est guère que par ce moyen que votre armée peut avoir tout ce dont elle aura besoin. Si tout abonde de votre côté, il y a grande apparence que la disette régnera du côté de l'ennemi.

Dans les lieux pleins et unis étendez-vous à l'aise, donnez-vous du large, faites des retranchements pour vous mettra à couvert de toute surprise, et attendez tranquillement que le temps et les circonstances vous ouvrent les voies pour faire quelque grande action.

Si vous êtes à portée de ces sortes de lieux qui ont plusieurs issues, où l'on peut se rendre par plusieurs chemins, commencez par les bien connaître ; que rien n'échappe à vos recherches ; emparez-vous de toutes les avenues, n'en négligez aucune, quelque peu importante qu'elle vous paraisse, et gardez-les toutes très soigneusement.

Si vous vous trouvez dans des lieux graves et importants, rendez-vous maître de tout ce qui vous environne, ne laissez rien derrière vous, le plus petit poste doit être emporté ; sans cette précaution vous courriez risque de manquer des vivres nécessaires à l'entretien de votre armée, ou de vous voir l'ennemi sur les bras lorsque vous y penseriez le moins, et d'être attaqué par plusieurs côtés à la fois.

Si vous êtes dans des lieux gâtés ou détruits, n'allez pas plus avant, retournez sur vos pas, fuyez le plus promptement qu'il vous sera possible.

Si vous êtes dans des lieux de mort, n'hésitez point à combattre, allez droit à l'ennemi, le plus tôt est le meilleur.

Telle est la conduite que tenaient nos anciens guerriers. Ces grands hommes, habiles et expérimentés dans leur art, avaient pour principe que la manière d'attaquer et de se défendre ne devait pas être invariablement la même, qu'elle devait être prise de la nature du terrain que l'on occupait, et de la position où l'on se trouvait : ils disaient encore que la tête et la queue d'une armée ne devaient pas être commandées de la même façon ; que la multitude et le petit nombre ne pouvaient pas être longtemps d'accord ; que les forts et les faibles, lorsqu'ils étaient ensemble, ne tardaient guère à se désunir ; que les hauts et les bas ne pouvaient être également utiles ; que les troupes étroitement unies pouvaient aisément se diviser mais que celles qui étaient une fois divisées ne se réunissaient que très difficilement ; ils répétaient sans cesse qu'une armée ne devait jamais se mettre en mouvement qu'elle ne fût sûre de se tenir tranquille et garder le camp.

Pour rassembler sous un même point de vue la plupart des choses qui ont été dites dans ce dernier article et dans ceux qui l'ont précédé, je vous dirai que toute votre conduite militaire doit être réglée suivant les circonstances ; que vous devez attaquer ou vous défendre selon que le théâtre de la guerre sera chez vous ou chez l'ennemi.

Si la guerre se fait dans votre propre pays si, l'ennemi, sans vous avoir donné le temps de faire tous vos préparatifs, vient avec toutes ses forces pour l'envahir ou le démembrer, ou y faire des dégâts, ramassez promptement le plus de troupes que vous pourrez, envoyez demander du secours chez les voisins et chez les alliés, emparez-vous des lieux qui peuvent être utiles à l'ennemi, qui sont le plus à sa bienséance, ou sur lesquels vous jugiez qu'il ait des vues, mettez-les en état de défense, ne fût-ce que pour l'amuser et pour vous donner le temps de faire les autres préparatifs ; mettez une partie de vos soins à empêcher que l'armée ennemie ne puisse recevoir des vivres, barrez-lui tous les chemins, ou du moins faites qu'elle n'en puisse trouver aucun sans embuscades, ou sans qu'elle soit obligée de l'emporter de vive force. Les villageois, les gens de la campagne peuvent en cela vous être d'un grand secours et vous servir beaucoup plus utilement que ne feraient des troupes réglées : faites-leur entendre seulement qu'ils doivent empêcher que d'injustes ravisseurs ne viennent s'emparer de toutes leurs possessions et ne leur enlèvent leurs pères, leurs mères, leurs femmes et leurs enfants. Ne vous tenez pas seulement sur la défensive, envoyez des partis pour enlever des convois, harcelez, fatiguez, attaquez tantôt d'un côté, tantôt de l'autre ; forcez votre injuste agresseur à se repentir de sa témérité ; contraignez-le de retourner sur ses pas n'emportant pour tout butin que la honte de n'avoir pu vous endommager.

Si vous faites la guerre dans le pays ennemi, ne divisez vos troupes que très rarement, ou mieux encore, ne les divisez jamais ; qu'elles soient toujours réunies et en état de se secourir mutuellement ; ayez soin qu'elles ne soient jamais que dans des lieux fertiles et abondants. Si elles venaient à souffrir de la faim, la misère et les maladies feraient bientôt plus de ravage parmi elles que ne pourrait faire dans plusieurs années le fer de l'ennemi. Procurez-vous pacifiquement tous les secours dont vous aurez besoin ; n'employez la force que lorsque les autres voies auront été inutiles ; faites en sorte que les habitants des villages et de la campagne puissent trouver leurs intérêts à venir d'eux-mêmes vous offrir leurs denrées ; mais, je le répète, que vos troupes ne soient jamais divisées. Tout le reste étant égal, on est plus fort de moitié lorsqu'on combat chez soi. Si vous combattez chez l'ennemi, ayez égard à cette maxime, surtout si vous êtes un peu avant dans ses États : conduisez alors votre armée entière ; faites toutes vos opérations militaires dans le plus grand secret, je veux dire qu'il faut empêcher qu'aucun ne puisse pénétrer vos desseins : il suffit qu'on sache ce que vous voulez faire quand le temps de l'exécuter sera arrivé.

Il peut arriver que vous soyez réduit quelquefois à ne savoir où aller, ni de quel côté vous tourner ; dans ce cas ne précipitez rien, attendez tout du temps et des circonstances, soyez inébranlable dans le lieu où vous êtes. Il peut arriver encore que vous vous trouviez engagé mal à propos ; gardez-vous bien alors de prendre une honteuse fuite, elle causerait votre perte ; périssez plutôt que de reculer, vous périrez au moins glorieusement ; cependant faites bonne contenance. Votre armée accoutumée à ignorer vos desseins, ignorera pareillement le péril qui la menace ; elle croira que vous avez eu vos raisons, et combattra avec autant d'ordre et de valeur que si vous l'aviez disposée depuis longtemps à la bataille. Si dans ces sortes d'occasions vous n'avez pas du dessous, vos soldats redoubleront de force, de courage et de valeur, votre réputation deviendra très brillante, et votre armée se croira invincible sous un chef tel que vous.

Quelque critiques que puissent être la situation et les circonstances où vous vous trouvez, ne désespérez de rien ; c'est dans les occasions où tout est à craindre, qu'il ne faut rien craindre ; c'est lorsqu'on est environné de tous les dangers, qu'il n'en faut redouter aucun ; c'est lorsqu'on est sans aucune ressource, qu'il faut compter sur toutes ; c'est lorsqu'on est surpris, qu'il faut surprendre l'ennemi lui-même. Instruisez tellement vos troupes qu'elles puissent se trouver prêtes sans préparatifs, qu'elles trouvent de grands avantages là où elles n'en ont cherché aucun, que sans aucun ordre particulier de votre part elles soient toujours dans l'ordre, que sans défense expresse elles s'interdisent d'elles-mêmes tout ce qui est contre la discipline.

Veillez en particulier avec une extrême attention à ce qu'on ne sème pas de faux bruits, coupez racine aux plaintes, aux murmures, ne permettez pas qu'on tire des augures sinistres de tout ce qui peut arriver d'extraordinaire ; aimez vos troupes, procurez-leur tous les secours, tous les avantages, toutes les commodités dont elles peuvent avoir besoin. Si elles essuient de rudes fatigues, ce n'est pas qu'elles s'y plaisent ; si elles endurent la faim, ce n'est pas qu'elles ne se soucient pas de manger ; si elles s'exposent à la mort, ce n'est point qu'elles n'aiment pas la vie. Faites en vous-même de sérieuses réflexions sur tout cela.

Lorsque vous aurez tout disposé dans votre armée et que tous vos ordres auront été donnés, s'il arrive que vos troupes nonchalamment assises donnent des marques de douleur, si elles vont jusqu'à verser des larmes, tirez-les promptement de cet état d'assoupissement et de léthargie, donnez-leur des festins, faites-leur entendre le bruit du tambour et des autres instruments militaires, exercez-les, faites-leur faire des évolutions, faites leur changer de place, menez-les même dans des lieux un peu difficiles où elles aient à travailler et à souffrir. Imitez la conduite de Tchouan tchou et de Tsao-kouei, vous changerez le cœur de vos soldats, vous les accoutumerez au travail, ils s'endurciront, rien ne leur coûtera dans la suite. Les quadrupèdes regimbent quand on les charge trop, ils deviennent inutiles quand ils sont forcés. Les oiseaux au contraire veulent être forcés pour être d'un bon usage. Les hommes tiennent un milieu entre les uns et les autres, il faut les charger, mais non pas jusqu'à les accabler ; il faut même les forcer, mais avec discrétion et mesure.

Si vous voulez tirer un bon parti de votre armée, si vous voulez qu'elle soit invincible, faites qu'elle ressemble au Chouai-jen. Le Chouai-jen est une espèce de gros serpent qui se trouve dans la montagne de Tchang-chan. Si l'on frappe sur la tête de ce serpent, à l'instant sa queue va au secours, et se recourbe jusqu'à la tête : qu'on le frappe sur la queue, la tête s'y trouve dans le moment pour la défendre : qu'on le frappe sur le milieu ou sur quelque autre partie de son corps, sa tête et sa queue s'y trouvent d'abord réunies. Mais cela peut-il être pratiqué par une armée, dira peut-être quelqu'un ? Oui, cela se peut ; cela se doit, il le faut.

Quelques soldats du royaume de Ou se trouvèrent un jour à passer une rivière en même temps que d'autres soldats du royaume de Yue la passaient aussi ; un vent impétueux souffla, les barques furent renversées et les hommes seraient tous péris, s'ils ne se fussent aidés mutuellement : ils ne pensèrent pas alors qu'ils étaient ennemis, ils se rendirent au contraire tous les offices qu'on pouvait attendre d'une amitié tendre et sincère. Je vous rappelle ce trait d'histoire pour vous faire entendre que non seulement les différents corps de votre armée doivent se secourir mutuellement, mais encore qu'il faut que vous secouriez vos alliés, que vous donniez même du secours aux peuples vaincus qui en ont besoin ; car s'ils vous sont soumis, c'est qu'ils n'ont pu faire autrement ; si leur souverain vous a déclaré la guerre, ce n'est pas leur faute. Rendez-leur des services, ils auront leur tour pour vous en rendre aussi.

En quelque pays que vous soyez, quel que soit le lieu que vous occupiez, si dans votre armée il y a des étrangers, ou si, parmi les peuples vaincus, vous avez choisi des soldats pour grossir le nombre de vos troupes, ne souffrez jamais que dans les corps qu'ils composent, ils soient ou les plus forts, ou en plus grand nombre que vos propres gens. Quand on attache plusieurs chevaux à un même pieu, on se garde bien de mettre ceux qui sont indomptés, ou tous ensemble, ou avec d'autres en moindre nombre qu'eux, ils mettraient tout en désordre ; mais lorsqu'ils sont domptés, ils suivent aisément la multitude.

Dans quelque position que vous puissiez être, si votre armée est inférieure à celle des ennemis, votre seule conduite, si elle est bonne, peut la rendre victorieuse. A quoi vous servirait d'être placé avantageusement, si vous ne saviez pas tirer parti de votre position ? A quoi servent la bravoure sans la prudence, la valeur sans la ruse ? Un bon général tire parti de tout, il n'est en état de tirer parti de tout que parce qu'il fait toutes ses opérations avec le plus grand secret, qu'il sait conserver son sang froid, qu'il gouverne avec droiture, de telle sorte néanmoins que son armée a sans cesse les oreilles trompées et les yeux fascinés : il fait si bien que ses troupes ne savent jamais ce qu'elles doivent faire, ni ce qu'on doit leur commander. Si les événements changent, il change de conduite ; si ses méthodes, ses systèmes ont des inconvénients, il les corrige toutes les fois qu'il le veut, et comme il le veut. Si ses propres gens ignorent ses desseins, comment les ennemis pourraient-ils les pénétrer ?

Un habile général sait d'avance tout ce qu'il doit faire ; tout autre que lui doit l'ignorer absolument. Telle était la pratique de ceux de nos anciens guerriers qui se sont le plus distingués dans l'art sublime du gouvernement. Voulaient-ils prendre une ville d'assaut, ils n'en parlaient que lorsqu'ils étaient aux pieds des murs. Ils montaient les premiers, tout le monde les suivait ; et lorsqu'on était logé sur la muraille, ils faisaient rompre toutes les échelles. Étaient-ils bien avant dans les terres des alliés, ils redoublaient d'attention et de secret. Partout ils conduisaient leurs armées comme un berger conduit un troupeau ; ils les faisaient aller où bon leur semblait ; ils les faisaient revenir sur leurs pas, ils les faisaient retourner, tout cela sans murmure, sans résistance de la part d'un seul.

La principale science d'un général consiste à bien connaître les neuf sortes de terrains, afin de pouvoir faire à propos les neuf changements. Elle consiste à savoir étendre et replier ses troupes suivant les lieux et les circonstances, à travailler efficacement à cacher ses propres intentions et à découvrir celles de l'ennemi, à avoir pour maxime certaine que les troupes sont très unies entr'elles, lorsqu'elles sont bien avant dans les terres des ennemis ; qu'elles se divisent au contraire et se dispersent très aisément, lorsqu'on ne se tient qu'aux frontières ; qu'elles ont déjà la moitié de la victoire, lorsqu'elles se sont emparées de tous les allants et les aboutissants, tant de l'endroit où elles doivent camper que des environs du camp de l'ennemi ; que c'est un commencement de succès que d'avoir pu camper dans un terrain vaste, spacieux, et ouvert de tous les côtés ; mais que c'est presque avoir vaincu, lorsqu'étant dans les possessions ennemies, elles se sont emparées de tous les petits postes, de tous les chemins, de tous les villages qui sont au loin des quatre côtés, et que par leurs bonnes manières, elles ont gagné l'affection de ceux qu'elles veulent vaincre, ou qu'elles ont déjà vaincus.

Instruit par l'expérience et par mes propres réflexions, j'ai tâché, lorsque je commandais les armées, de réduire en pratique tout ce que je vous rappelle ici. Quand j'étais dans des lieux de division, je travaillais à l'union des cœurs et à l'uniformité des sentiments : lorsque j'étais dans des lieux légers, je rassemblais mon monde, et je l'occupais utilement ; lorsqu'il s'agissait des lieux qu'on peut disputer, je m'en emparais le premier, quand je le pouvais ; si l'ennemi m'avait prévenu, j'allais après lui, j'usais d'artifices pour l'en déloger ; lorsqu'il était question des lieux de réunion, j'observais tout avec une extrême diligence, et je voyais venir l'ennemi ; dans un terrain plein et uni, je m'étendais à l'aise et j'empêchais l'ennemi de s'étendre ; dans des lieux à plusieurs issues, quand il m'était impossible de les occuper tous, j'étais sur mes gardes, j'observais l'ennemi de près, je ne le perdais pas de vue ; dans des lieux graves et importants, je nourrissais bien le soldat, je l'accablais de caresses ; dans des lieux gâtés ou détruits, je tâchais de me tirer d'embarras, tantôt en faisant des détours et tantôt en remplissant les vides ; enfin dans des lieux de mort, je faisais voir à l'ennemi que je ne cherchais pas à vivre. Les troupes bien disciplinées ne se laissent jamais envelopper ; elles redoublent d'efforts dans les extrémités, elles affrontent les dangers sans crainte, elles se défendent avec vigueur, elles poursuivent l'ennemi sans désordre. Si celles que vous commandez ne sont pas telles, c'est votre faute ; vous ne méritez pas d'être à leur tête.

Si vous ne savez pas en quel nombre sont les ennemis contre lesquels vous devez combattre, si vous ne connaissez pas leur fort et leur faible, vous ne ferez jamais les préparatifs ni les dispositions nécessaires pour la conduite de votre armée ; vous ne méritez pas de commander.

Si vous ignorez où il y a des montagnes et des collines, des lieux secs ou humides, des lieux escarpés ou pleins de défilés, des lieux marécageux ou pleins de périls, vous ne sauriez donner des ordres convenables, vous ne sauriez conduire votre armée ; vous êtes indigne de commander.

Si vous ne connaissez pas tous les chemins, si vous n'avez pas soin de vous munir de guides sûrs et fidèles pour vous conduire par les routes que vous ignorerez, vous ne parviendrez pas au terme que vous vous proposez, vous serez dupe des ennemis ; vous ne méritez pas de commander.

Si vous ne savez pas combiner quatre et cinq tout à la fois, vos troupes ne sauraient aller de pair avec celles des pa et des ouang. ' o

Lorsque les pa et les ouang avaient à faire la guerre contre quelque grand prince, ils s'unissaient entr'eux, ils tâchaient de troubler tout l'univers, ils mettaient dans leur parti le plus de monde qu'il leur était possible, ils recherchaient surtout l'amitié de leurs voisins, ils l'achetaient même bien cher, s'il le fallait : ils ne donnaient pas à l'ennemi le temps de se reconnaître, encore moins celui d'avoir recours à ses alliés et de rassembler toutes ses forces, ils l'attaquaient lorsqu'il n'était pas encore en état de défense ; aussi, s'ils faisaient le siège d'une ville, ils s'en rendaient maîtres à coup sûr. S'ils voulaient conquérir une province, elle était à eux ; quelque grands avantages qu'ils se fussent d'abord procurés, ils ne s'endormaient pas, ils ne laissaient jamais leur armée s'amollir par l'oisiveté ou la débauche, ils entretenaient une exacte discipline, ils punissaient sévèrement, quand les cas l'exigeaient, ils donnaient libéralement des récompenses, lorsque les occasions le demandaient. Outre les lois ordinaires de la guerre, ils en faisaient de particulières, suivant les circonstances des temps et des lieux. Voulez-vous réussir ? prenez pour modèle de votre conduite celle que je viens de vous tracer ; regardez votre armée comme un seul homme que vous seriez chargé de conduire, ne lui motivez jamais votre manière d'agir ; faites-lui savoir exactement tous vos avantages, mais cachez-lui avec grand soin jusqu'à la moindre de vos pertes ; faites toutes vos démarches dans le plus grand secret ; éclairez toutes celles de l'ennemi, ne manquez pas de prendre les mesures les plus efficaces pour pouvoir vous assurer de la personne de leur général ; tâchez de l'avoir vif ou mort ; ne divisez jamais vos forces ; ne vous laissez jamais abattre à la vue d'un danger, quelque grand qu'il puisse être ; soyez vainqueur, ou mourez glorieusement.

Dès que votre armée sera hors des frontières, faites en fermer les avenues, déchirez la partie du sceau qui est entre vos mains, ne souffrez pas qu'on écrive ou qu'on reçoive des nouvelles ; assemblez votre conseil dans le lieu destiné à honorer les ancêtres, et là, en présence de tout le monde, protestez-leur que vous êtes disposé à ne rien faire dont la honte puisse rejaillir sur eux ; après cela allez à l'ennemi.

Avant que la campagne soit commencée, soyez comme une jeune fille qui ne sort pas de la maison ; elle s'occupe des affaires du ménage, elle a soin de tout préparer, elle voit tout, elle entend tout, elle fait tout, elle ne se mêle d'aucune affaire en apparence. La campagne une fois commencée, vous devez avoir la promptitude d'un lièvre qui, se trouvant poursuivi par des chasseurs, tâcherait, par mille détours, de trouver enfin son gîte, pour s'y réfugier en sureté.

NOTES

Il y a, dit le commentateur, neuf sortes de terrains où une armée peut se trouver ; il y a par conséquent neuf sortes de lieux sur lesquels elle peut combattre ; par conséquent encore il y a neuf manières différentes d'employer les troupes, neuf manières de vaincre l'ennemi, neuf manières de tirer parti de ses avantages, et neuf manières de profiter de ses pertes mêmes. C'est pour mieux faire sentir la nécessité de bien connaître le terrain, que Sun-tse revient plus d'une fois au même sujet, et qu'il place cet article immédiatement après celui où il traite expressément de la connaissance du terrain.

L'auteur parle ici en particulier des troupes qui étaient fournies ou soudoyées par les petits souverains des différentes provinces qui composent aujourd'hui l'empire, et qui étaient eux mêmes feudataires de l'empire. Ces princes étaient obligés de fournir à l'empereur des troupes toutes les fois qu'ils en étaient requis ; mais ces troupes avaient leurs officiers particuliers dont elles dépendaient entièrement et absolument, hors des cas d'une bataille, d'un siège, d'un campement, et de toute autre opération militaire qui regarde le total de l'armée. Outre ces troupes, il y avait encore des espèces de volontaires qui pouvaient se retirer sous le moindre prétexte, après néanmoins en avoir demandé au général un agrément qu'il ne leur refusait presque jamais.

Le commentateur dit : Les anciens avaient pour maxime de ne pas attaquer la tête et la queue d'une armée avec les mêmes desseins et même vigueur ; ils disaient qu'il fallait combattre la tête et enfoncer la queue, etc. Je crois que le commentateur ne prend pas ici le vrai sens de l'auteur.

Un des commentateurs rend le sens de l'auteur de la manière suivante : Si les devins ou les astrologues de l'armée ont prédit le bonheur, tenez-vous-en à leur décision ; s'ils parlent avec obscurité, interprétez en bien ; s'ils hésitent ou qu'ils ne disent pas des choses avantageuses, ne les écoutez pas, faites-les taire. Un autre commentateur explique en moins de mots, mais d'une manière plus énergique, ce qu'il croit être la pensée de Sun-tse : Dans le cas de quelque phénomène, ordonnez aux astrologues et aux devins de prédire le bonheur.

Tchouan-tchou et Tsao-kouei étaient deux personnages qui ne sont guère recommandables que par leurs ruses et leur cruauté, dont il est cité quelque trait dans l'histoire. Le premier était du royaume de Ou, dans le Tché-kiang, et le second du royaume de Lou, dans le Chan- tong. Je ne vois pas comment Sun-tse ose proposer aux généraux qu'il veut former, de pareils hommes pour leur servir de modèle. Il peut se faire qu'il y ait quelques traits de leur vie auxquels seuls il veut faire allusion, quand il recommanda aux généraux d'imiter leur conduite.

Tchang-chan est un fameuse montagne dans le Chan-tong, c'est celle dont on veut parler ici ; car il y en a dans d'autres provinces qui portent le même nom.

Le royaume de Yue occupait une partie du Tché-kiang, une partie du Fou-kien et une partie du Koang-si. J'ai parlé plus haut du royaume de Ou.

Un des commentateurs dit : Si vous ne savez pas combiner quatre et cinq tout à la fois c'est-à-dire, si vous ne savez pas tirer avantage des différentes positions où vous pouvez vous trouver, etc.

Les mots de pa et ouang étaient des titres qu'on donnait aux petits souverains feudataires de l'empire. Le mot ti était le titre qu'on donnait à l'empereur seulement.

Ils tâchaient de troubler tout l'univers c'est-à-dire tout l'empire car les Chinois appellent leur empire Tien-hia, l'univers ; ou ce qui est sous le Ciel.

Le texte dit expressément, Faites tuer leur général ; mais les commentateurs adoucissent un peu l'expression ; du reste cette maxime est encore en grand crédit aujourd'hui chez les Tartares-Chinois. Dès le commencement de la campagne, ils tendent à se rendre maîtres des chefs du parti ennemi, et à les avoir morts ou vifs, ou par force ou par artifice. La raison qu'ils apportent pour excuser cette coutume, c'est, disent-ils, que nous ne combattons jamais que contre des rebelles. C'est de ce nom qu'ils appellent tous ceux de leurs voisins qui ne veulent pas reconnaître l'empereur pour leur légitime souverain.

Les généraux avaient entre les mains la moitié d'un des sceaux de l'empire, dont l'autre moitié restait entre les mains du souverain ou de ses ministres ; et quand ils recevaient des ordres, ces ordres n'étaient scellés que une moitié de sceau, laquelle ils joignaient avec la leur, pour s'assurer qu'ils n'étaient pas trompés ; mais quand une fois cette moitié de sceau était déchirée ou rompue, ils n'avaient plus d'ordres à recevoir. Les inconvénients qui étaient arrivés par des ordres souvent contraires aux intérêts de l'État et aux véritables intentions du souverain, obligèrent à cette coutume. Ils pensent qu'un général choisi par un prince éclairé, est un homme sur lequel on a droit de compter. Il est à présumer, disent-ils, qu'il fera tout ce qui dépendra de lui pour venir à bout de ses fins. Il est sur les lieux, il voit tout, il sait tout ou par lui-même ou par ses émissaires : on peut donc croire raisonnablement qu'il est beaucoup mieux en état de juger sainement des choses que ne peut l'être un ministre qui n'est peut-être jamais sorti de la sphère de la cour, qui a souvent des intérêts différents de ceux de son souverain et de l'État. Tel est le raisonnement que font les Chinois.

Une autre maxime que la politique chinoise regarde comme d'une extrême importance, c'est celle par laquelle il est défendu à ceux qui sont à l'armée d'écrire rien de ce qui se passe sous leurs yeux à leurs parents et à leurs amis. Par là les officiers généraux sont les maîtres d'écrire au souverain tout ce qu'ils veulent, de la manière dont ils le jugent à propos, ils ne courent point risque de voir leur réputation entamée par des relations déguisées ou fausses faites souvent sans connaissance de cause par des officiers subalternes qui leur prêtent des intentions qu'ils n'ont jamais eues, des desseins mal concertés auxquels ils n'ont jamais pensé, et un total de conduite qui n'a de réalité que dans leur imagination.

Tous les officiers généraux ont droit de s'adresser immédiatement à l'empereur ; il y a même des temps de circonstances où ils doivent le faire par obligation. Quand ils ont quelque fait à annoncer, ou à faire passer quelque nouvelle jusqu'à la cour, ils conviennent auparavant entre eux de la manière dont ils doivent s'y prendre pour ne pas taire ce qu'il est à propos de dire, ou pour ne pas dire ce qu'il faudrait cacher. Il est difficile qu'ils puissent tous s'accorder à tromper leur maître dans une chose de conséquence ; ainsi l'on peut penser raisonnablement que l'empereur est à peu près au fait du vrai : mais comme il n'y a que lui qui le sache hors de l'armée, il n'en fait passer au public que ce qu'il juge à propos. Il fait composer des nouvelles plus ou moins favorables, suivant les circonstances ; il se fait féliciter par les princes, les grands et les principaux mandarins de l'empire, sur des succès chimériques dont il s'applaudit aux yeux de ses sujets ; on les insère dans les fastes pour servir un jour de matériaux à l'histoire de son règne. Si les armées, après plusieurs campagnes, sont enfin victorieuses, tous les succès annoncés en détail passent pour constants ; il fait la paix ; ou comme ils disent ici, il pardonne aux peuples vaincus, leur fait des dons pour se les attacher, leur fait promettre une soumission inviolable et éternelle. Si au contraire ses troupes ont été vaincues, il en est quitte pour faire couper quelques têtes, en disant qu'on l'a trompé. Il envoie de nouveaux généraux avec des sommes considérables pour réparer les pertes passées, et, après une campagne, tout est soumis, tout est rentré dans l'ordre. Le secret de tout cela n'est su que de quelques grands du conseil secret de Sa Majesté, et le reste de l'empire est toujours persuadé que le grand maître qui gouverne la Chine n'a qu'à vouloir pour dompter le reste de l'univers. Les officiers et les soldats se trouvent récompensés à leur retour, on les vante comme des héros, il ne leur vient pas même en pensée de contredire leurs panégyristes. Telle est la politique que les Chinois mettent en pratique aujourd'hui. En était-il de même autrefois ? il y a grande apparence ; c'est cependant ce que je n'oserais garantir.

L'usage des Chinois, tant anciens que modernes, a toujours été d'avoir chacun chez soi un lieu destiné à honorer les ancêtres. Chez les princes, les grands, les mandarins, et tous ceux qui sont à leur aise et qui ont un grand nombre d'appartements, c'est une espèce de chapelle domestique dans laquelle sont les portraits ou les tablettes de tous leurs aïeux, depuis celui qu'ils comptent pour le chef de la famille jusqu'au dernier mort, ou seulement le portrait ou la tablette du chef, comme représentant tous les autres. Cette chapelle ou salle n'a absolument point d'autre usage. Toute la famille s'y trouve dans des temps déterminés pour y faire les cérémonies d'usage : elle s'y transporte encore toutes les fois qu'il s'agit de quelque entreprise de conséquence, de quelque faveur reçue, de quelque malheur essuyé, en un mot, pour avertir les ancêtres et leur faire part des biens et des maux qui sont arrivés.

Ceux qui sont à l'étroit et qui n'ont que les appartements nécessaires pour loger les vivants, se contentent de placer dans un des fonds de leur chambre intérieure, s'ils en ont plusieurs, la simple tablette qui est censée représenter les aïeux, à laquelle ils rendent leurs hommages et devant laquelle ils font toutes les cérémonies dont je viens de parler. Dans les camps et armées des anciens Chinois, le général avait dans sa tente, ou près de sa tente, un lieu destiné pour la tablette des ancêtres. Il s'y transportait, à la tête des officiers généraux, 1° en commençant la campagne ; 2° lorsqu'il commençait le siège de quelque place ; 3° à la veille d'une bataille, enfin, toutes les fois qu'il y avait apparence de quelque grande action. Là, après les prosternations et les autres cérémonies, il avertissait ou donnait avis de ce qui était sur le point d'arriver. Il protestait à haute voix que dans toute sa conduite il ne ferait rien de contraire à l'honneur, à la gloire et à l'intérêt de l'État, qu'il n'oublierait rien pour se montrer digne descendant de ceux dont il tenait la vie. Chaque chef de corps en faisait de même à la tête de ceux qu'il commandait, dans son propre quartier. C'est peut-être à cette cérémonie que les Chinois ont donné le nom de serment militaire : j'aurai occasion d'en parler dans la suite.