Le livre de la Voie et de la vertu - Laozi (Laotseu) 道德经-老子

Chapitre 38

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上德不德,是以有德。
下德不失德,是以无德。
上德无为而无以为, 下德无为而有以为。
上仁为之而无以为,上义为之而有以为。
上礼为之而莫之应,则攘臂而仍之。
故失道而后德,失德而后仁,失仁而后义,失义而后礼。
夫礼者,忠信之薄,而乱之首。
前识者,道之华,而愚之始。
是以大丈夫处其厚不处其薄,居其实不居其华。
故去彼取此。

Les hommes d'une vertu supérieure ignorent leur vertu ; c'est pourquoi ils ont de la vertu.
Les hommes d'une vertu inférieure n'oublient pas leur vertu ; c'est pourquoi ils n'ont point de vertu.
Les hommes d'une vertu supérieure la pratiquent sans y songer.
Les hommes d'une vertu inférieure la pratiquent avec intention.
Les hommes d'une humanité supérieure la pratiquent sans y songer.
Les hommes d'une équité supérieure la pratiquent avec intention.
Les hommes d'une urbanité supérieure la pratiquent et personne n'y répond ; alors ils emploient la violence pour qu'on les paye de retour.
C'est pourquoi l'on a de la vertu après avoir perdu le Tao ; de l'humanité après avoir perdu la vertu ; de l'équité après avoir perdu l'humanité ; de l'urbanité après avoir perdu l'équité.
L'urbanité n'est que l'écorce de la droiture et de la sincérité ; c'est la source du désordre.
Le faux savoir n'est que la fleur du Tao et le principe de l'ignorance.
C'est pourquoi un grand homme s'attache au solide et laisse le superficiel.
Il estime le fruit et laisse la fleur.
C'est pourquoi il rejette l'une et adopte l'autre.

NOTES

(321) Le sens que j'ai donné aux mots chang-te littéralement « haute vertu », est celui de la plupart des interprètes. H croit qu'ils désignent les Saints de la haute antiquité.

(322) E : Pou-tseu-te , c'est-à-dire : « Ils ne se regardent pas comme vertueux ». A explique pou-te par « ils ne laissent pas paraître leur vertu ».

(323) H rend les mots pou-tchi , littéral. « ne pas perdre », par « ne pas oublier ». D'autres interprètes ont donné à ces deux mots leur sens accoutumé. E : Tout ce qu'ils peuvent faire, c'est de ne point perdre leur vertu. Sou-tseu-yeou : Les hommes d'un mérite inférieur savent que la vertu est honorée. Ils s'efforcent de l'acquérir et ne la perdent pas.

(324) Wou-weï-eul-wou-i-weï, c'est-à-dire (B), wou-yeou-sin-iu-te : « Ils ne songent point à pratiquer la vertu, ils la pratiquent naturellement ».

H : Ce qui fait que les hommes d'une vertu supérieure ont de la vertu, c'est que leur vertu émane du non-agir (c'est-à-dire qu'ils la pratiquent à leur insu et sans intention) et qu'ils ne s'en prévalent point. Cet interprète explique le mot i par chi « s'appuyer sur, se prévaloir de (la pratique de la vertu) ». Quoiqu'il analyse la phrase autrement que B, il arrive au même sens. E rend les mots wou-i-weï par nihil agendo agit illud, c'est-à-dire : « il pratique la vertu sans rien faire pour cela ».

(325) Weï-tchi-eul-yeou-i-weï, c'est-à-dire (B), yeou-sin-iu-te : « Ils ont l'intention « de pratiquer la vertu ».

H explique le mot i par « se prévaloir de (chi ) », comme dans la phrase précédente. Ce qui fait, dit-il, que les hommes d'une vertu inférieure n'ont pas de vertu, c'est que leur vertu émane d'une intention formelle, c'est qu'ils se glorifient de leur mérite, et se prévalent de la pratique de la vertu.

E : Yeou-i-weï, c'est-à-dire yeou-weï-weï-tchi « Ils font des efforts pour la pratiquer ».

(326) Sou-tseu-yeou : Après avoir parlé de la vertu supérieure et de la vertu inférieure, Lao-tseu se contente de mentionner l'humanité supérieure, l'équité supérieure, et ne dit rien de l'humanité inférieure, de l'équité inférieure. En voici la raison. La vertu inférieure tient le milieu entre l'humanité et la justice, mais le degré inférieur de l'humanité et de l'équité ne mérite pas d'être cité.

(327) Liu-kie-fou : L'homme d'une humanité supérieure la pratique sans s'y appliquer et comme à son insu. Mais il n'en est pas de même de la justice ; pour la suivre, il faut examiner auparavant ce qui est bien ou mal, juste ou injuste. D'où il suit qu'on ne peut la pratiquer sans agir, c'est-à-dire sans y songer, sans intention.

(328) A : Les princes d'une urbanité supérieure créent les rites, établissent des règlements et déterminent la nature et l'ordre des cérémonies qui peuvent rehausser la majesté royale. Mais lorsque les fleurs de l'urbanité sont abondantes et que son fruit a dépéri (c'est-à-dire lorsque l'urbanité ne se compose que de dehors spécieux et que la sincérité des sentiments s'est affaiblie), on fatigue les autres par des démonstrations trompeuses, et à chaque acte on s'éloigne du Tao. Il est impossible qu'ils y répondent par des marques de respect.

(329) A : Alors les supérieurs se mettent en guerre avec les inférieurs. C'est pourquoi ils emploient la violence (littéral. « ils étendent un bras menaçant ») pour les forcer à leur rendre hommage.

(330) A : Dès que le Tao se fut affaibli, la vertu naquit dans le monde ; dès que la vertu se fut affaiblie, l'humanité et l'affection apparurent ; dès que l'humanité se fut affaiblie, l'équité se montra avec éclat. Dès que l'équité se fut affaiblie, on commença à témoigner une politesse étudiée et à envoyer en présent du jade et des étoffes de soie.

(331) E : Lao-tseu n'arrive à l'urbanité qu'après être descendu quatre fois au-dessous du Tao. En effet, il descend du Tao à la vertu, de la vertu à la justice, de la justice à l'équité, de l'équité aux rites ou à l'urbanité. L'urbanité est ce qu'il y a de plus faible dans les vertus sociales ; il est impossible de descendre plus bas. Si l'on descend plus bas, on entre dans la voie du désordre.

Ibid. On ne peut pas dire que l'urbanité exclut nécessairement la droiture et la sincérité ; mais elle n'en est que la partie la plus faible, la plus superficielle. Elle n'est pas un désordre, mais elle est le principe du désordre. En effet, si l'un veut montrer son respect par une attitude humble, sa sincérité par des paroles bienveillantes, lorsqu'on multiplie ces démonstrations, le sentiment de la droiture et de la sincérité s'affaiblit de jour en jour.

(332) A : Ne pas savoir et dire que l'on sait, cela s'appelle thsien-tchi.

E explique la même expression par thsien-tchi, « la faculté de connaître les choses d'avance ». Cette faculté n'exclut pas nécessairement le Tao, mais elle n'en est que la fleur ; ce n'est pas de l'ignorance, mais c'est le commencement de l'ignorance. La véritable étude du Tao consiste à nourrir ses esprits. Quoique l'éclat (de la vertu du Saint) puisse illuminer l'univers, il le renferme dans son intérieur. Quant à ces hommes qui font usage de leurs facultés intellectuelles pour prévoir la paix ou le désordre des États, pour prédire le malheur ou le bonheur, ils peuvent, il est vrai, exciter l'admiration du siècle ; mais lorsqu'ils se replient sur eux-mêmes, cette faculté ne leur sert de rien. Ils fatiguent leurs esprits en s'occupant des choses extérieures ; de là naissent le trouble et l'erreur. C'est pourquoi Lao-tseu dit : C'est le commencement de l'ignorance.

(333) Sou-tseu-yeou : L'homme saint pénètre tous les êtres à l'aide d'une intuition merveilleuse. Le vrai et le faux, le bien et le mal brillent à sa vue comme dans un miroir. Rien n'échappe à sa perspicacité. Les hommes vulgaires ne voient rien au delà de la portée de leurs yeux, n'entendent rien au delà de la portée de leurs oreilles, ne pensent rien au delà de la portée de leur esprit. Ils cheminent en aveugles au milieu des êtres ; ils usent leurs facultés pour acquérir du savoir, et ce n'est que par hasard qu'ils en entrevoient quelques lueurs. Ils se croient éclairés et ne voient pas qu'ils commencent à arriver au faîte de l'ignorance. Ils se réjouissent d'avoir acquis ce qu'il y a de plus bas, de plus vil au monde ; et ils oublient ce qu'il y a de plus sublime. Ils aiment le superficiel et négligent le solide ; ils cueillent la fleur et rejettent le fruit. Il n'y a qu'un grand homme qui sache rejeter l'une et adopter l'autre,

E : Plusieurs auteurs raisonnent ainsi : L'humanité, la justice, les rites, les lois, sont les instruments dont se sert un homme saint (c'est-à-dire un prince parfait) pour gouverner l'empire. Mais Lao-tseu veut qu'on abandonne l'humanité et la justice, qu'on renonce aux rites et aux lois. Si une telle doctrine était mise en pratique, comment l'empire ne tomberait-il pas dans le désordre ? En effet, parmi les lettrés des siècles suivants, on en a vu qui, séduits par le goût des discussions abstraites, négligeaient les actes de la vie réelle ; d'autres qui, entraînés par l'amour de la retraite, mettaient en oubli les lois de la morale. L'empire imita leur exemple, et bientôt la société tomba dans le trouble et le désordre. C'est ce qui arriva sous la dynastie des Tsin. Ce malheur prit sa source dans la doctrine de Lao-tseu.

Ceux qui raisonnent ainsi ne sont pas capables de comprendre le but de Lao-tseu, ni de pénétrer la véritable cause des vices qui ont éclaté sous les Tsin. Les hommes des Tsin ne suivaient pas la doctrine de Lao-tseu ; les troubles de cette époque ont eu une autre cause. Ce n'est point sans motif que Lao-tseu apprend à quitter l'humanité et la justice, à renoncer aux rites et à l'étude. Si les hommes doivent quitter l'humanité et la justice, c'est pour révérer le Tao et la Vertu ; s'ils doivent renoncer aux rites et à l'étude, c'est pour revenir à la droiture et à la sincérité. Quant aux hommes des Tsin, je vois qu'ils ont abandonné l'humanité et la justice ; je ne vois pas qu'ils aient révéré le Tao et la Vertu. Je vois qu'ils ont renoncé aux rites et à l'étude ; je ne vois pas qu'ils soient revenus à la droiture et à la sincérité.

Depuis la période Thaï-kang (l'an 280 après J. C.) jusqu'à la fuite sur la rive gauche du fleuve Kiang, les lettrés s'appliquaient en général à acquérir une réputation éminente ; ils s'abandonnaient mollement au repos ; ils couraient après le pouvoir et la fortune, et se passionnaient pour la musique et les arts. Le goût des discussions abstraites et l'amour de la solitude n'étaient rien en comparaison de ces excès coupables qui ont troublé la famille des Tsin, et dont il serait impossible de trouver la cause dans l'ouvrage de Lao-tseu.